Face au harcèlement au travail, la constitution d’un dossier recevable représente un défi juridique considérable pour les victimes. La législation française, notamment à travers le Code du travail et la jurisprudence récente, offre un cadre précis mais exigeant. Pour faire valoir ses droits, le salarié doit rassembler des preuves tangibles, documenter avec méthode les agissements subis et respecter un formalisme spécifique dans ses démarches. Ce processus, souvent éprouvant psychologiquement, nécessite une connaissance approfondie des mécanismes juridiques et une rigueur sans faille dans la constitution du dossier qui sera soumis aux instances compétentes.
Identifier et caractériser juridiquement le harcèlement
La première étape fondamentale consiste à déterminer si les faits vécus correspondent à la qualification juridique du harcèlement. L’article L1152-1 du Code du travail définit le harcèlement moral comme « des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité du salarié, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ». Le harcèlement sexuel est quant à lui défini par l’article L1153-1 du même code.
Il convient de distinguer le harcèlement d’autres situations professionnelles difficiles. Un management directif ou des objectifs exigeants ne constituent pas nécessairement du harcèlement. La jurisprudence de la Cour de cassation (arrêt n°1536 du 8 juin 2016) précise que l’exercice normal du pouvoir de direction ne caractérise pas le harcèlement. En revanche, des remarques humiliantes répétées, une mise à l’écart systématique, des tâches dégradantes ou impossibles à réaliser peuvent constituer des indices probants.
Les différentes formes de harcèlement reconnues
La caractérisation juridique doit tenir compte des manifestations variées que peut prendre le harcèlement:
- Harcèlement vertical descendant (supérieur vers subordonné)
- Harcèlement horizontal (entre collègues)
- Harcèlement vertical ascendant (subordonné vers supérieur)
- Harcèlement organisationnel (lié aux méthodes de gestion)
La jurisprudence récente, notamment l’arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation du 17 janvier 2018 (n°16-16.713), a confirmé que le harcèlement peut être caractérisé indépendamment de l’intention de son auteur. Ce sont les effets des agissements sur la victime qui sont pris en compte, et non la volonté de nuire. Cette évolution jurisprudentielle facilite la reconnaissance du harcèlement dans certaines situations où l’auteur pourrait arguer de sa bonne foi.
Pour préparer un dossier solide, il faut d’abord procéder à une analyse méthodique des faits en les confrontant aux critères légaux: répétition des agissements, dégradation des conditions de travail, atteinte potentielle aux droits, à la dignité, à la santé ou à l’avenir professionnel. Cette première étape d’auto-diagnostic permet d’orienter efficacement la collecte de preuves et d’éviter de s’engager dans une procédure vouée à l’échec faute de qualification juridique appropriée.
Collecter et organiser méthodiquement les preuves
La charge de la preuve en matière de harcèlement obéit à un régime probatoire aménagé depuis la loi de modernisation sociale du 17 janvier 2002. Selon l’article L1154-1 du Code du travail, le salarié doit présenter des éléments de fait laissant supposer l’existence d’un harcèlement. Il incombe ensuite à la partie défenderesse de prouver que ces agissements ne constituent pas un harcèlement. Cette répartition de la charge probatoire ne dispense pas le salarié de constituer un dossier solide.
Les preuves écrites constituent le socle de tout dossier recevable. Parmi celles-ci, les échanges de courriels professionnels occupent une place centrale. La Cour de cassation, dans un arrêt du 23 mai 2017 (n°15-22.223), a confirmé que les courriels échangés sur la messagerie professionnelle sont recevables comme mode de preuve, même sans avoir préalablement alerté l’employeur. Il convient de conserver ces messages dans leur format d’origine, avec leurs métadonnées (date, heure, expéditeur, destinataire) pour garantir leur authenticité devant un tribunal.
Les témoignages directs de collègues représentent une source probatoire majeure. Pour être recevables, ces attestations doivent respecter le formalisme de l’article 202 du Code de procédure civile: être manuscrites, datées, signées, accompagnées d’une pièce d’identité et mentionner que leur auteur a connaissance qu’elles peuvent être utilisées en justice. Ces témoins doivent décrire des faits précis dont ils ont été personnellement témoins, en évitant les jugements de valeur ou les ouï-dire.
Les certificats médicaux établissent le lien entre les agissements subis et leur impact sur la santé. Ils doivent décrire précisément les symptômes constatés (troubles anxieux, dépressifs, somatisations diverses) et, dans la mesure du possible, établir un lien de causalité avec la situation professionnelle. Les arrêts de travail, consultations auprès de psychologues ou psychiatres, et visites auprès du médecin du travail constituent un faisceau d’indices médicaux pertinents.
La chronologie détaillée des faits représente un outil probatoire souvent sous-estimé. Un journal de bord recensant systématiquement date, heure, lieu, personnes présentes, propos tenus ou comportements observés, permet de démontrer la répétition des agissements et leur évolution dans le temps. Cette chronologie doit être la plus factuelle possible, éviter les interprétations subjectives, et distinguer clairement les témoignages directs des événements rapportés par des tiers.
Activer les dispositifs d’alerte et de protection interne
Avant d’envisager une action judiciaire, le salarié doit mobiliser les mécanismes internes de l’entreprise. Cette démarche préalable remplit une double fonction: elle constitue une tentative de résolution du problème et elle renforce considérablement le dossier en cas de contentieux ultérieur. Selon la jurisprudence constante, notamment l’arrêt de la Cour de cassation du 27 novembre 2019 (n°18-10.551), l’employeur informé d’une situation potentielle de harcèlement est tenu d’agir, sous peine de manquer à son obligation de sécurité.
La saisine des représentants du personnel constitue souvent la première étape. Les délégués du personnel ou membres du Comité Social et Économique (CSE) disposent d’un droit d’alerte en matière d’atteinte aux droits des personnes (article L2312-59 du Code du travail). Cette alerte déclenche une obligation pour l’employeur de procéder à une enquête conjointe avec le représentant du personnel et de prendre les mesures nécessaires pour remédier à la situation. Les comptes-rendus de ces réunions et les suites données à l’alerte constituent des preuves précieuses de la connaissance qu’avait l’employeur de la situation.
Le médecin du travail joue un rôle déterminant dans la reconnaissance du harcèlement. Lors des visites médicales, il peut constater l’état de santé du salarié et établir le lien avec les conditions de travail. Conformément à l’article L4624-3 du Code du travail, il peut proposer des mesures individuelles d’aménagement du poste de travail ou des conditions de travail. Son intervention écrite, sous forme de préconisations à l’employeur, constitue un élément probatoire de poids, d’autant plus que le médecin du travail est tenu au secret médical mais peut témoigner sur les conditions de travail qu’il a pu observer.
La formalisation écrite des alertes adressées à l’employeur revêt une importance capitale. Une jurisprudence constante, dont l’arrêt de la chambre sociale du 3 février 2021 (n°19-16.592), confirme que l’employeur ne peut s’exonérer de sa responsabilité s’il a été alerté formellement et n’a pas pris les mesures appropriées. Ces alertes doivent être adressées par lettre recommandée avec accusé de réception, décrire factuellement les agissements, mentionner leur qualification potentielle de harcèlement, et demander explicitement à l’employeur de prendre les mesures nécessaires pour faire cesser la situation.
Les entreprises de plus de 250 salariés doivent désigner un référent harcèlement sexuel (article L1153-5-1 du Code du travail), dont la saisine constitue une démarche complémentaire pertinente. Sa réponse, ou l’absence de réponse, constituera un élément significatif du dossier. Dans les entreprises disposant d’une charte éthique ou d’un dispositif d’alerte professionnelle, l’activation de ces procédures internes démontre la bonne foi du salarié dans sa recherche de solutions non contentieuses.
Solliciter les acteurs externes et les autorités compétentes
Lorsque les mécanismes internes s’avèrent insuffisants ou inefficaces, le recours aux institutions externes devient nécessaire pour renforcer le dossier et obtenir une intervention qualifiée. L’Inspection du travail constitue un interlocuteur privilégié dans les situations de harcèlement. Dotée de pouvoirs d’enquête étendus par l’article L8113-1 du Code du travail, elle peut intervenir sur place, entendre les parties concernées et dresser des procès-verbaux en cas d’infraction constatée. La saisine de l’Inspection doit être formalisée par un courrier détaillant précisément les faits, accompagné des premières preuves recueillies.
Le Défenseur des droits, autorité constitutionnelle indépendante, peut être saisi gratuitement lorsque le harcèlement comporte une dimension discriminatoire (liée au sexe, à l’origine, au handicap, etc.). Sa procédure d’instruction, encadrée par la loi organique n°2011-333 du 29 mars 2011, lui permet de demander des explications aux personnes mises en cause et d’exiger la communication de documents. Ses recommandations, même si elles ne sont pas juridiquement contraignantes, constituent des éléments probatoires particulièrement valorisés par les tribunaux.
Le dépôt d’une plainte pénale représente une démarche significative. Le harcèlement moral est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende (article 222-33-2 du Code pénal), tandis que le harcèlement sexuel est passible de deux ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende, portés à trois ans et 45 000 euros en présence de circonstances aggravantes (article 222-33). La plainte peut être déposée auprès du procureur de la République, d’un service de police ou de gendarmerie. Elle déclenche une enquête préliminaire dont les conclusions pourront être versées au dossier prud’homal.
Les associations spécialisées dans la lutte contre le harcèlement au travail peuvent apporter un soutien technique précieux. Certaines, comme l’Association contre le Harcèlement Moral au Travail (ACHMT) ou l’Association européenne contre les Violences faites aux Femmes au Travail (AVFT) pour le harcèlement sexuel, disposent d’une expertise reconnue. Avec l’accord écrit de la victime, elles peuvent se constituer partie civile dans les procédures pénales concernant le harcèlement, conformément à l’article 2-2 du Code de procédure pénale.
La saisine de ces acteurs externes doit être méthodiquement documentée. Les courriers adressés, les réponses obtenues, les comptes-rendus d’entretien ou de visite constituent des pièces essentielles du dossier. Ils démontrent la détermination du salarié à faire reconnaître sa situation et renforcent considérablement la crédibilité de sa démarche auprès des juridictions qui seront ultérieurement saisies. Cette mobilisation des acteurs institutionnels permet d’objectiver la situation et de sortir de la confrontation directe entre le salarié et son employeur ou le harceleur présumé.
Structurer stratégiquement son dossier pour maximiser ses chances
La présentation matérielle du dossier joue un rôle déterminant dans sa réception par les magistrats. Un dossier trop volumineux ou désorganisé risque de diluer les éléments probants dans une masse d’informations. La hiérarchisation des preuves s’impose comme un principe cardinal. Les éléments les plus probants (témoignages directs, écrits explicites, constats médicaux) doivent être mis en exergue, tandis que les preuves indirectes ou contextuelles viendront en appui. Cette organisation facilite la lecture du dossier et guide efficacement le raisonnement du juge.
L’articulation juridique des demandes nécessite une qualification précise des faits. Au-delà de la reconnaissance du harcèlement, le dossier doit expliciter les autres manquements potentiels de l’employeur: violation de l’obligation de sécurité (article L4121-1 du Code du travail), non-respect de la dignité du salarié, discrimination, etc. Cette approche multidimensionnelle augmente les chances de succès en offrant plusieurs fondements juridiques aux prétentions. La Cour de cassation a d’ailleurs confirmé, dans un arrêt du 13 février 2019 (n°17-22.128), que les juges doivent examiner l’ensemble des griefs invoqués par le salarié, même si certains ne sont pas expressément qualifiés de harcèlement.
L’évaluation du préjudice subi constitue un aspect souvent négligé. Le dossier doit détailler méthodiquement les différentes composantes du préjudice: atteinte à la santé (avec production du dossier médical), préjudice professionnel (évaluations dégradées, évolutions de carrière compromises), préjudice moral (anxiété, dépression), préjudice d’agrément (impact sur la vie personnelle et familiale). Cette quantification précise permet de justifier le montant des dommages-intérêts réclamés et démontre le caractère concret des répercussions du harcèlement.
La rédaction des conclusions juridiques accompagnant le dossier doit allier rigueur technique et clarté narrative. Les faits doivent être présentés chronologiquement, en établissant clairement leur matérialité avant de procéder à leur qualification juridique. La jurisprudence pertinente doit être citée avec précision, en privilégiant les arrêts récents de la Cour de cassation et des cours d’appel territorialement compétentes. Cette démarche démontre la solidité juridique de l’argumentation et facilite le travail d’analyse du magistrat.
L’anticipation des arguments adverses
L’employeur ou l’auteur présumé du harcèlement développeront inévitablement une stratégie défensive qu’il convient d’anticiper. Les arguments classiques de la défense incluent l’exercice normal du pouvoir de direction, la personnalité prétendument hypersensible de la victime, ou l’existence de dysfonctionnements organisationnels généralisés. Le dossier doit donc intégrer des éléments réfutatifs préventifs, démontrant par exemple que d’autres salariés placés dans des situations comparables n’ont pas subi les mêmes agissements, ou que la victime n’avait jamais rencontré de difficultés relationnelles avant les faits dénoncés.
Cette approche stratégique du dossier transforme une simple collection de preuves en un récit juridique cohérent et convaincant. Elle permet au juge de percevoir non seulement la matérialité des faits, mais leur inscription dans un contexte professionnel spécifique et leur impact concret sur la situation personnelle et professionnelle du salarié. Ce travail de structuration, idéalement réalisé avec l’assistance d’un avocat spécialisé, constitue souvent la différence entre un dossier recevable et un dossier véritablement susceptible d’aboutir à une décision favorable.
Le parcours judiciaire: de la saisine à la reconnaissance
L’aboutissement d’un dossier de harcèlement réside dans sa trajectoire procédurale devant les juridictions compétentes. Le conseil de prud’hommes constitue la juridiction naturelle pour les litiges relatifs au harcèlement au travail. Sa saisine, depuis le décret n°2016-660 du 20 mai 2016, s’effectue par requête adressée au greffe, détaillant les motifs de la demande et accompagnée des pièces justificatives. Le respect des délais de prescription est fondamental: cinq ans pour une action en réparation du préjudice résultant d’un harcèlement moral ou sexuel, conformément à l’article L1471-1 du Code du travail.
La phase de conciliation préalable devant le bureau de conciliation et d’orientation représente une étape stratégique souvent sous-estimée. Si elle aboutit rarement à un accord dans les affaires de harcèlement, elle permet néanmoins d’obtenir des mesures provisoires significatives, comme le maintien des avantages contractuels ou la délivrance de documents sociaux. Cette audience initiale permet d’apprécier la réception du dossier par les conseillers prud’homaux et, le cas échéant, d’ajuster la stratégie probatoire avant l’audience de jugement.
L’audience devant le bureau de jugement nécessite une préparation minutieuse. La plaidoirie doit mettre en lumière les éléments factuels les plus probants tout en soulignant leur qualification juridique. L’articulation entre le récit des faits, les preuves produites et les fondements juridiques invoqués doit être fluide et convaincante. Les demandes formulées (résiliation judiciaire du contrat aux torts de l’employeur, dommages-intérêts, indemnités diverses) doivent être précisément chiffrées et juridiquement fondées sur des textes ou de la jurisprudence actualisée.
Les voies de recours doivent être anticipées dès la constitution initiale du dossier. L’appel, qui doit être interjeté dans un délai d’un mois suivant la notification du jugement, sera l’occasion d’un nouvel examen complet du litige. La cour d’appel, composée de magistrats professionnels, portera une attention particulière à la rigueur juridique de l’argumentation. Le pourvoi en cassation, possible dans un délai de deux mois après signification de l’arrêt d’appel, ne portera que sur les questions de droit et nécessitera l’intervention d’un avocat aux Conseils.
Au-delà de la reconnaissance judiciaire, la reconstruction professionnelle de la victime constitue l’enjeu ultime de la démarche. La jurisprudence récente reconnaît de plus en plus largement le préjudice d’anxiété et la perte de chance professionnelle résultant du harcèlement. La décision obtenue, au-delà de la réparation financière, offre une reconnaissance institutionnelle du préjudice subi et peut faciliter la réinsertion professionnelle. Elle permet de tourner la page d’un épisode douloureux et de reprendre le contrôle de sa trajectoire professionnelle, fort d’une expérience certes éprouvante mais qui témoigne d’une capacité à défendre ses droits avec détermination et méthode.
