Le marché des compléments alimentaires connaît une expansion considérable depuis plusieurs années, avec un chiffre d’affaires dépassant 2 milliards d’euros en France. Ces produits, situés à l’intersection entre l’alimentation et la pharmacologie, soulèvent de nombreuses questions juridiques complexes. Leur encadrement réglementaire, tant au niveau européen que français, vise à garantir la sécurité des consommateurs tout en permettant l’innovation. Face à la multiplication des acteurs et des produits, les autorités sanitaires renforcent leur vigilance, tandis que les fabricants doivent naviguer dans un environnement normatif en constante évolution.
Définition juridique et catégorisation des compléments alimentaires
La Directive 2002/46/CE du Parlement européen et du Conseil définit les compléments alimentaires comme « des denrées alimentaires dont le but est de compléter le régime alimentaire normal et qui constituent une source concentrée de nutriments ou d’autres substances ayant un effet nutritionnel ou physiologique ». Cette définition, transposée en droit français par le décret n°2006-352 du 20 mars 2006, place ces produits dans une catégorie spécifique, distincte des médicaments mais soumise à des règles particulières.
La frontière entre compléments alimentaires et médicaments demeure parfois ténue. La Cour de Justice de l’Union Européenne a développé une jurisprudence substantielle pour clarifier cette distinction, notamment avec l’arrêt Hecht-Pharma (C-140/07) qui précise qu’un produit présenté comme ayant des propriétés curatives ou préventives relève de la qualification de médicament. Le critère de la présentation et celui de la fonction s’avèrent déterminants dans cette qualification juridique.
Les compléments alimentaires peuvent contenir diverses substances :
- Des vitamines et minéraux
- Des plantes et préparations de plantes
- Des substances à but nutritionnel ou physiologique
- Des additifs, arômes et auxiliaires technologiques
Pour chaque catégorie, le cadre juridique diffère. Les vitamines et minéraux font l’objet d’une liste positive au niveau européen (Règlement (CE) n°1170/2009), avec des doses journalières maximales. Les plantes relèvent d’approches nationales différenciées, la France ayant établi une liste de plantes autorisées via le décret « plantes » de 2014, tandis que d’autres substances font l’objet d’évaluations au cas par cas.
La Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes (DGCCRF) joue un rôle central dans la surveillance du marché français. Elle vérifie la conformité des produits aux exigences réglementaires et peut ordonner le retrait de compléments alimentaires non conformes. Cette action s’inscrit dans un système de contrôle à plusieurs niveaux, impliquant également l’Agence Nationale de Sécurité Sanitaire de l’Alimentation (ANSES) pour l’évaluation des risques.
La catégorisation juridique d’un produit détermine l’ensemble des règles qui lui sont applicables. Un complément alimentaire mal catégorisé peut entraîner des sanctions pour pratique commerciale trompeuse, voire exercice illégal de la pharmacie si le produit présente des caractéristiques de médicament. Des affaires comme celle des gélules de Garcinia cambogia, qualifiées de médicaments par présentation par la Cour de Cassation en 2019, illustrent les enjeux de cette qualification.
Mise sur le marché et obligations de notification
Contrairement aux médicaments qui nécessitent une autorisation préalable, les compléments alimentaires font l’objet d’une simple notification. En France, cette procédure est gérée par la DGCCRF et doit être effectuée au moins lors de la première mise sur le marché. Cette notification, réalisée via le portail Téléicare, comprend la transmission d’un modèle d’étiquetage et, dans certains cas, des justificatifs sur la composition du produit.
Le système de notification français présente plusieurs particularités :
- Un accusé de réception est délivré automatiquement
- L’absence de réponse dans un délai de deux mois vaut acceptation tacite
- La DGCCRF peut demander des informations complémentaires, suspendant alors ce délai
Cette procédure ne constitue pas une approbation du produit mais permet aux autorités d’exercer un contrôle a posteriori. Le règlement (UE) 2019/515 relatif à la reconnaissance mutuelle facilite la circulation des compléments alimentaires légalement commercialisés dans un État membre, même si leurs compositions diffèrent des exigences nationales. Toutefois, cette reconnaissance n’est pas automatique et peut faire l’objet de restrictions pour des motifs de santé publique.
Les fabricants doivent constituer un dossier technique solide comprenant :
La formule qualitative et quantitative du produit détaillant l’ensemble des ingrédients, y compris les excipients. Les spécifications des matières premières utilisées, particulièrement critiques pour les extraits végétaux dont la standardisation doit être documentée. Des études de stabilité justifiant la date de durabilité minimale annoncée. La détermination des valeurs nutritionnelles selon les méthodes reconnues.
La notification constitue une étape administrative fondamentale, mais elle n’exonère pas le fabricant ou le distributeur de sa responsabilité quant à la conformité du produit. L’affaire Mediator a rappelé que les autorités de contrôle ne se substituent pas à la responsabilité première des opérateurs économiques.
Pour les compléments alimentaires contenant des plantes non traditionnellement utilisées dans l’alimentation ou des Novel Food (nouveaux aliments), des procédures spécifiques s’appliquent. Le règlement (UE) 2015/2283 impose une autorisation préalable basée sur une évaluation scientifique par l’Autorité Européenne de Sécurité des Aliments (EFSA). Cette procédure, plus longue et coûteuse, vise à garantir l’innocuité de substances sans historique de consommation significative dans l’Union européenne avant 1997.
Étiquetage et allégations : un cadre strict pour protéger le consommateur
L’étiquetage des compléments alimentaires répond à un double impératif : informer correctement le consommateur et ne pas induire en erreur sur les propriétés du produit. Le règlement (UE) n°1169/2011, dit « INCO », établit les principes généraux applicables à toutes les denrées alimentaires, complété par des dispositions spécifiques aux compléments alimentaires issues de la directive 2002/46/CE.
Les mentions obligatoires sur l’étiquetage comprennent :
- La dénomination « complément alimentaire »
- Le nom des catégories de nutriments ou substances
- La portion journalière recommandée
- Un avertissement contre le dépassement de la dose indiquée
- Une mention indiquant que les compléments ne se substituent pas à une alimentation variée
- Un avertissement indiquant que les produits doivent être tenus hors de portée des enfants
La présentation quantitative des nutriments doit respecter des unités de mesure précises et peut être exprimée en pourcentage des valeurs nutritionnelles de référence. Ces informations doivent figurer de manière visible et lisible, avec une taille minimale de caractères définie par la réglementation.
Le règlement (CE) n°1924/2006 relatif aux allégations nutritionnelles et de santé constitue un pilier fondamental de l’encadrement des communications sur les compléments alimentaires. Il définit trois catégories d’allégations :
Allégations nutritionnelles
Elles portent sur la composition du produit (« riche en fibres », « source de calcium », etc.) et doivent respecter des seuils quantitatifs précis définis dans l’annexe du règlement. La jurisprudence européenne a précisé leur interprétation, notamment dans l’affaire Innova Pure Chocolate (C-363/19) concernant l’utilisation de l’allégation « riche en fibres ».
Allégations de santé génériques
Elles établissent un lien entre un nutriment et une fonction physiologique normale (« La vitamine C contribue au fonctionnement normal du système immunitaire »). Seules les allégations autorisées par la Commission européenne après évaluation scientifique par l’EFSA peuvent être utilisées. La liste figure dans le règlement (UE) n°432/2012 et ses modifications ultérieures.
Allégations de santé relatives à la réduction d’un risque de maladie
Elles font l’objet d’une procédure d’autorisation individuelle et sont très strictement encadrées. À ce jour, peu d’allégations de ce type ont été autorisées pour des compléments alimentaires.
L’utilisation d’allégations non autorisées constitue une infraction susceptible d’être qualifiée de pratique commerciale trompeuse, passible de sanctions pénales. La DGCCRF et les tribunaux français ont développé une jurisprudence abondante sur ce sujet. Ainsi, le Tribunal de Grande Instance de Paris a condamné en 2018 un fabricant pour avoir attribué à ses compléments des propriétés de prévention de maladies cardiovasculaires sans disposer d’allégations autorisées.
Les communications sur les réseaux sociaux, les blogs et les sites d’avis sont également soumises à ces règles. La Cour de Justice de l’Union Européenne a confirmé dans l’affaire Innova Vital (C-19/15) que les témoignages de consommateurs vantant des effets thérapeutiques constituent des allégations de santé non autorisées, même s’ils ne proviennent pas directement du fabricant mais sont relayés par lui.
Vigilance et sécurité : responsabilités partagées entre opérateurs et autorités
La sécurité des compléments alimentaires repose sur un système de vigilance à plusieurs niveaux, associant obligations des opérateurs et surveillance des autorités. Le règlement (CE) n°178/2002 établissant les principes généraux de la législation alimentaire instaure une responsabilité primaire des opérateurs quant à la sécurité des produits qu’ils mettent sur le marché.
Les fabricants et distributeurs doivent mettre en œuvre plusieurs dispositifs :
Un système d’autocontrôle vérifiant la conformité des produits aux exigences réglementaires. Ce système doit inclure des analyses régulières, notamment pour les contaminants comme les métaux lourds ou les résidus de pesticides. Une traçabilité complète permettant d’identifier rapidement la source d’un problème et de procéder à des rappels ciblés si nécessaire. Une procédure de retrait/rappel activable en cas de détection d’un risque pour la santé des consommateurs.
La nutrivigilance, système spécifique mis en place par l’ANSES en 2009, collecte et analyse les effets indésirables potentiellement liés à la consommation de compléments alimentaires. Les professionnels de santé peuvent signaler ces effets via un portail dédié, et les fabricants sont tenus de transmettre à l’ANSES les effets graves dont ils auraient connaissance.
Plusieurs affaires ont mis en lumière l’importance de cette vigilance :
- Le cas des compléments contenant de la mélatonine, pour lesquels l’ANSES a émis des recommandations spécifiques après avoir recensé des effets indésirables neurologiques et gastro-intestinaux
- Les compléments à base de spiruline, ayant fait l’objet d’alertes concernant des risques de contamination par des cyanotoxines
- Les produits contenant du curcuma, associés à des cas d’hépatites
Le système d’alerte rapide européen (RASFF – Rapid Alert System for Food and Feed) permet aux États membres de partager l’information sur les risques identifiés. En 2020, plus de 200 notifications concernaient des compléments alimentaires, principalement pour présence de substances médicamenteuses non déclarées ou de contaminants.
La jurisprudence a précisé les contours de la responsabilité des opérateurs. Dans un arrêt notable de 2017, la Cour d’appel de Paris a condamné un fabricant pour n’avoir pas procédé au rappel d’un complément alimentaire contenant une plante interdite, malgré les alertes émises par les autorités sanitaires. Le tribunal a considéré que l’opérateur ne pouvait se retrancher derrière l’absence d’injonction formelle de retrait.
Les sanctions en cas de manquement peuvent être administratives (mise en demeure, fermeture d’établissement) ou pénales (jusqu’à 2 ans d’emprisonnement et 15 000 € d’amende pour mise en danger d’autrui). La responsabilité civile des fabricants peut également être engagée sur le fondement des articles 1245 et suivants du Code civil relatifs à la responsabilité du fait des produits défectueux.
Perspectives d’évolution du cadre juridique des compléments alimentaires
Le cadre réglementaire des compléments alimentaires connaît des évolutions constantes, reflétant les avancées scientifiques et les préoccupations sociétales. Plusieurs tendances se dessinent pour les années à venir, avec des implications juridiques significatives pour les acteurs du secteur.
L’harmonisation européenne progresse mais demeure incomplète. Si les vitamines et minéraux bénéficient d’un cadre unifié, les plantes et autres substances à but nutritionnel ou physiologique restent soumises à des approches nationales divergentes. La Commission européenne a lancé en 2021 une consultation sur l’établissement de listes harmonisées et de doses maximales pour ces substances, mais le processus s’annonce complexe et politiquement sensible.
Le traitement des dossiers Novel Food constitue un enjeu majeur pour l’innovation. Le règlement (UE) 2015/2283 a simplifié la procédure pour les aliments traditionnels provenant de pays tiers, mais l’évaluation des nouveaux ingrédients reste longue (18 à 24 mois en moyenne). Des réflexions sont en cours pour accélérer ce processus tout en maintenant un haut niveau de protection du consommateur.
La transition numérique transforme la commercialisation des compléments alimentaires, avec des défis juridiques spécifiques :
- La vente en ligne transfrontalière, qui soulève des questions de droit applicable et de contrôle
- Le marketing d’influence via les réseaux sociaux, soumis aux règles sur les allégations mais difficile à surveiller
- L’utilisation d’algorithmes de recommandation personnalisée, qui pourrait être qualifiée de conseil médical dans certains cas
La Cour de Justice de l’Union Européenne a commencé à clarifier certaines de ces questions, notamment dans l’arrêt Deutsche Homöopathie-Union (C-363/18) concernant la vente en ligne de médicaments, dont les principes pourraient être étendus aux compléments alimentaires.
L’émergence de nouveaux modèles de consommation influence également l’évolution réglementaire. La montée en puissance de la nutrition personnalisée, basée sur des analyses génétiques ou microbiomiques, pose la question de la frontière entre complément alimentaire et médecine préventive. Le Comité National d’Éthique a souligné en 2020 les enjeux éthiques et juridiques de ces pratiques, appelant à un encadrement spécifique.
Les préoccupations environnementales trouvent progressivement leur place dans la réglementation. La loi AGEC (Anti-Gaspillage pour une Économie Circulaire) de 2020 impose de nouvelles obligations en matière d’emballage et d’information environnementale qui s’appliquent aux compléments alimentaires. Des discussions sont en cours au niveau européen pour intégrer des critères de durabilité dans l’évaluation des nouveaux ingrédients.
Face à ces évolutions, les acteurs du secteur doivent adopter une approche proactive de veille réglementaire et d’anticipation. La jurisprudence joue un rôle croissant dans l’interprétation des textes, comme l’illustre l’arrêt Probiotical (C-497/18) de 2020 qui a précisé les conditions d’utilisation du terme « probiotique » en l’absence d’allégation de santé autorisée.
La coopération entre autorités nationales se renforce, avec la mise en place de programmes d’inspection coordonnés au niveau européen. Ces initiatives visent à harmoniser les pratiques de contrôle et à lutter contre les produits non conformes circulant dans le marché unique. Le règlement (UE) 2017/625 sur les contrôles officiels fournit le cadre juridique de cette coopération renforcée.
Stratégies juridiques pour les acteurs du secteur
Face à un environnement réglementaire complexe et évolutif, les fabricants et distributeurs de compléments alimentaires doivent élaborer des stratégies juridiques adaptées. Ces approches visent non seulement à assurer la conformité, mais aussi à transformer les contraintes réglementaires en avantages compétitifs.
La conformité réglementaire ne doit plus être perçue comme une simple obligation mais comme un investissement stratégique. Mettre en place une veille juridique structurée permet d’anticiper les évolutions normatives et d’adapter les produits en conséquence. Les fabricants les plus performants intègrent les considérations réglementaires dès la phase de conception des produits (Regulatory by Design), réduisant ainsi les coûts de mise en conformité ultérieure.
La sécurisation des approvisionnements constitue un enjeu majeur. Les contrats avec les fournisseurs doivent inclure des clauses précises sur la qualité, la traçabilité et la conformité réglementaire des matières premières. L’affaire des compléments contaminés à l’oxyde d’éthylène en 2020-2021 a démontré l’importance de cette vigilance contractuelle et des audits réguliers des fournisseurs.
Pour les entreprises opérant à l’international, plusieurs stratégies peuvent être envisagées :
- L’approche « highest common denominator » consistant à formuler des produits conformes aux exigences les plus strictes de tous les marchés visés
- La différenciation des formulations selon les marchés, qui optimise les coûts mais complexifie la gestion
- L’utilisation du principe de reconnaissance mutuelle pour commercialiser dans l’UE des produits déjà autorisés dans un État membre
La communication sur les produits représente un défi particulier dans un contexte de restrictions sur les allégations. Des stratégies alternatives peuvent être développées :
L’utilisation optimale des allégations autorisées, en veillant à respecter les conditions d’emploi. La mise en avant d’études scientifiques sans formuler directement d’allégations non autorisées. La Cour de Justice a toutefois posé des limites à cette pratique dans l’arrêt Innova Vital (C-19/15). Le développement d’une communication axée sur la qualité, la transparence et la traçabilité, valeurs de plus en plus recherchées par les consommateurs.
La protection de l’innovation constitue un enjeu stratégique dans un marché concurrentiel. Si les compléments alimentaires ne peuvent généralement pas bénéficier de brevets de médicaments, d’autres outils juridiques sont disponibles :
Les brevets de procédé protégeant les méthodes innovantes d’extraction ou de formulation. Les marques, particulièrement les marques semi-figuratives combinant nom et visuel distinctif. La protection des secrets d’affaires, renforcée par la directive (UE) 2016/943 transposée en droit français.
Le contentieux tend à se développer dans le secteur, tant entre opérateurs (concurrence déloyale, contrefaçon) qu’avec les autorités (contestation de décisions administratives). Une stratégie contentieuse bien pensée peut permettre de défendre efficacement ses droits. La jurisprudence Solgar (C-446/08) illustre comment une action judiciaire peut conduire à invalider des restrictions nationales excessives sur les doses maximales de nutriments.
L’intégration des considérations éthiques et sociétales dans la stratégie juridique devient incontournable. La responsabilité sociétale des entreprises (RSE) s’applique pleinement au secteur des compléments alimentaires, avec des implications juridiques croissantes :
La loi sur le devoir de vigilance impose aux grandes entreprises des obligations de prévention des risques sociaux et environnementaux. La directive européenne sur le reporting extra-financier requiert une transparence accrue sur les impacts sociaux et environnementaux. Les labels volontaires (Bio, Commerce Équitable, etc.) impliquent des engagements juridiquement contraignants.
Ces différentes stratégies doivent s’intégrer dans une approche globale de gestion des risques juridiques, adaptée à la taille et aux ambitions de chaque entreprise. Les acteurs du secteur gagneraient à développer des partenariats avec le monde académique et les autorités pour contribuer à l’élaboration d’un cadre réglementaire équilibré, protégeant les consommateurs sans entraver l’innovation.
